Mme Tamaro Touré a tiré sa révérence, à l’âge de 86 ans, dans la nuit du 20 au 21 février. Cette disparition marque la fin d’une vie au service des autres et d’accomplissements significatifs. Retour sur la vie et le combat de cette femme exceptionnelle en s’appuyant, notamment, sur l’œuvre de la Chercheuse Aoua Bocar Ly Tall intitulée “Africaines, héroïnes d’hier et d’aujourd’hui”.
Le défi, lorsqu’on écrit sur Tamaro Touré, n’est pas de trouver de la matière pour illustrer une vie de services et d’accomplissements mais de faire un choix sur les exploits à mettre en lumière et ceux à omettre pour répondre à une contrainte de temps et d’espace. À sa sortie de l’ENA en 1967, Tamaro Touré devient la 1ère femme Inspecteur du travail de l’Afrique de l’Ouest et s’implique dans la défense des droits des femmes en tant que membre fondatrice de l’Association des femmes juristes et de l’ASBEF. Toutefois, l’œuvre de sa vie concerne la protection de l’enfance avec la mise en place au Sénégal de l’Association SOS Villages d’enfants qui a apporté foyer, chaleur humaine, éducation et ressources matérielles à plus de 50 000 enfants. Quelles sont les circonstances, péripéties et inspirations qui ont jalonné et façonné cette vie si bien remplie ?
Tamaro Touré nait en 1937 à Ségou (Mali) au sein d’une famille conservatrice et religieuse. Son père était l’imam de la mosquée construite par Elhadj Omar Tall sur le trajet retour de son pèlerinage à la Mecque. Bien que réticent à envoyer sa fille à l’école française, il dû se résoudre à se conformer à la demande des autorités coloniales. La petite Tamaro fit ses études primaires et secondaires à Bamako avant d‘être envoyée à l’École normale des filles de Rufisque, une école fédérale qui accueillait des filles venant de l’espace AOF. Elle rejoint ensuite l’Université de Dakar avant d’aller poursuivre ses études en France. Ayant été une élève studieuse et brillante, elle bénéficie d’une bourse octroyée par la Fédération du Mali. À l’éclatement de cette union politique, le Mali prit le relais pour une courte durée. La bourse sera finalement définitivement coupée sous le prétexte qu’elle a épousé un citoyen Sénégalais, le Dr Moustapha Diallo, pédiatre. Cette déconvenue ne l’empêche pas d’obtenir sa Licence en Droit à la Sorbonne. De retour au Sénégal, elle devient la deuxième femme à être admise à l’ENA et à sa sortie en 1967, la première femme inspectrice du travail au Sénégal et même en Afrique de l’Ouest. Elle rejoint l’administration de la jeune nation sénégalaise qu’elle aidera à façonner.
À ce titre, elle est impliquée dans l’élaboration du code du travail et du code de la famille. Elle s’investit aussi dans la défense des droits des femmes en tant que membre-fondatrice de l’Association des femmes juristes aux côtés de l’ancienne Premier ministre Mame Madior Boye et l’Association sénégalaise pour le bien-être de la famille (ASBEF), chargée de mettre en œuvre le programme de planning familial du Sénégal. Elle sera également Conseillère technique sur les questions sociales de Abdou Diouf qui était alors Premier ministre. Elle conserve sa position après l’élection du Président Abdou Diouf. À côté de cette brillante carrière dans l’administration, elle s’investit aussi dans le social et l’humanitaire. C’est d’ailleurs sous ce registre que s’inscrit ce qui va devenir l’oeuvre majeure de sa vie : L’implantation au Sénégal de SOS village d’enfants en 1976.
Un engagement humanitaire au service des enfants
Le concept de SOS village d’enfants est né en Autriche au lendemain de la 2nde guerre mondiale pour apporter foyer et refuge aux orphelins de guerre et aux enfants en proie à la misère sociale. Hermann Gmeiner, l’idéologue et Fondateur de l’association ne pensait pas que les orphelinats et foyers classiques soient la solution la plus appropriée pour ces enfants. Bien que ces institutions offrent le gîte et le couvert à leurs jeunes pensionnaires, le cadre de vie et le personnel ne sont pas toujours adaptés au plein développement d’un enfant. Avec le Village, les enfants sont répartis dans différents foyers confiés à des « mères SOS” qui s’occupent de les élever et des rapports de fraternité se tissent entre les enfants. Des psychologues et des éducateurs aident à préserver ou restaurer la santé mentale des enfants et participent à leur éducation. Le village offre donc un environnement physique et humain bienveillant qui aide l’enfant à mener une vie insouciante, épanouie et responsable à l’abri du besoin et du danger. C’est au retour d’une visite en Autriche où il eut la possibilité de visiter cette institution novatrice que le Président Senghor confia à son Premier ministre le soin d’implémenter cette idée au Sénégal. Abdou Diouf délégua cette responsabilité à sa Conseillère en affaires sociales Tamaro Touré.
Cependant, passer de la formulation d’une idée à sa concrétisation s’avéra bien plus ardu qu’attendu. Bien plus que l’expertise de Mme Touré, c’est son caractère de battante, sa ténacité et sa volonté d’offrir le meilleur aux enfants déshérités qui vont s’avérer déterminants. Dans un pays nouvellement indépendant, la volonté de faire prospérer une idée venue d’ailleurs n’était pas acceptée sans résistance. Aussi, plusieurs fonctionnaires et administrateurs estimaient que réhabiliter les hôpitaux pour faire face au flux de personnes qui quittent les régions pour venir se soigner à Dakar était prioritaire. Mais Mme Touré savait que si la santé est bien entendue primordiale, une jeune nation comme le Sénégal avait aussi besoin d’offrir un foyer et une chance de réussite à tous ses enfants pour qu’ils puissent dans le long terme participer au développement. Elle pouvait compter sur une alliée de taille : Mme Elisabeth Diouf, celle qui allait devenir la première dame du Sénégal. « Mme Élisabeth Diouf s’est investie personnellement, financièrement et physiquement pour la réalisation de l’idée de Village d’Enfants SOS au Sénégal, en entraînant avec elle toute sa famille. C’était pour elle une manière d’aider les enfants orphelins et en détresse sociale”, témoignera plus tard Tamaro Touré.
Avec le temps, d’autres bonnes volontés comme Djily Mbaye et Ndiouga Kébé vont apporter une précieuse contribution. Après d’âpres efforts, le premier village fut construit à Dakar, dans le quartier de la Sicap Baobab en 1976. En 1979, d’autres villages seront créés à Kaolack (1984), à Louga (10 mai 1990), à Ziguinchor (1998) et à Tambacounda (15 septembre 2010). À l’occasion des quelques tragédies qui ont endeuillé le Sénégal comme le conflit avec la Mauritanie, le naufrage du Joola et les inondations, SOS Village d’enfants a recueilli des enfants orphelins et leur a donné un foyer. « Les enfants accueillis sont des enfants orphelins ou abandonnés, des enfants battus ou maltraités, des victimes de conditions familiales difficiles, mais aussi de la guerre, de la misère, des catastrophes naturelles », expliquait Mme Touré.
Façonner des adultes responsables
Depuis son implantation au Sénégal, on estime que plus de 50 000 enfants ont été accueillis et élevés « dans un nouveau cadre de vie stable et sécurisant dans lequel ils ont la possibilité de se réconcilier avec le passé et de se reconstruire ». Et plus tard, « à prendre une part active dans le développement économique et social de notre jeune nation », révèle T. Touré. Ces enfants sont aujourd’hui des adultes responsables qui contribuent pleinement au développement de leur pays. Serge et Brice Koue sont des frères jumeaux à qui Mme Touré a offert un foyer alors qu’ils étaient âgés d’à peine de 9 mois. Ils y resteront tous les deux jusqu’à l’âge de 15 ans. Aujourd’hui, c’est avec gratitude que Serge se remémore le cadre de vie qui a bercé son enfance et façonné l’adulte qu’il est devenu. “Le SOS Village d’enfants m’a tout donné. J’y ai vécu comme dans une vraie famille”, nous dit-il. Même après son départ, le cordon ombilical qui le lie à cet environnement ne s’est jamais rompu.
À la fin de ses études, Il y reviendra d’ailleurs en tant que Responsable informatique. Il y passera 9 années qui vont renforcer sa proximité et son estime pour Tamaro Touré. “Tamaro est l’une des personnes que j’admire le plus au monde. Son courage, sa nature décomplexée et son humanité m’inspirent à devenir la meilleure personne possible”, nous confie celui qui a donné à sa fille le nom de Tamaro. Aujourd’hui, les deux jumeaux sont des membres respectés de leur communauté. Serge a quitté SOS il y a un mois pour rejoindre le service informatique de Médecins Sans Frontières tandis que Brice est Chargé de cours dans différents établissements et Content Manager à Wave.
Même s’ils l’ont fait à contrecœur, en envoyant leur fille à l’école, c’est à des dizaines de milliers d’enfants que les parents de Tamaro Touré ont donné une chance de réussir. Il est très possible que parmi tous les enfants qui ont grandi au sein de SOS, certains pourraient, à leur tour, offrir une chance à des milliers d’autres enfants et maintenir ainsi une magnifique chaine de solidarité qui contribue au développement social et économique du Sénégal. Cet engagement humaniste a valu à Mme Touré un grand nombre de distinctions. Elle est célébrée aussi bien au Mali qu’au Sénégal qui l’a gratifiée des titres de Chevalier de l’Ordre national du Lion, de Chevalier de l’Ordre du Mérite, de l’Officier de l’Ordre du Mérite, et enfin de Commandeur de l’Ordre du Mérite. Toutefois, à ces yeux, aucune distinction n’égalera celle d’occuper une place de choix dans le cœur de tous les enfants aidés pendant 47 ans de sa vie.
Après sa retraite, elle aurait pu profiter d’un repos bien mérité. Mais comme toujours quand l’occupation est une passion, il est difficile de lui faire ses adieux. Elle a donc consacré les dernières années de sa vie à veiller sur SOS Village d’enfants en sa qualité de Présidente du Conseil d’Administration et a travaillé à la naissance de son frère nourricier : Une Université. L’Université Tamaro est consacrée à l’enseignement des Sciences et Technologies. Cette institution participe depuis 2018 à former de jeunes africains dans des filières essentielles à l’essor économique de leurs pays. Les recettes générées par l’Université sont reversées à SOS Village d’enfants pour donner une chance de réussite à d’autres enfants. À 86 ans, Tamaro Touré tire sa révérence après une vie entièrement dédiée au service d’enfants orphelins et défavorisés qui ne s’étaient jamais sentis orphelins avant aujourd’hui. Elle laisse derrière elle un héritage qui profite à tout un pays.
Marlyatou DIALLO