Chaque jour, aux yeux de l’Occident, l’Islam semble disparaître un peu plus derrière l’islamisme. Le mot de charî’a qui, en réalité, s’applique à un corps de doctrine, bien moins uniforme qu’on ne le croit, compte tenu de la diversité des écoles souples ou rigoristes, et même de la pluralité des options à l’intérieur de chacune d’elles, a un système juridique moins clos qu’on ne le dit, puisqu’il s’en faut que tout problème y reçoive une solution, n’en semble pas moins devenu dans l’esprit de la plupart des Occidentaux synonyme d’ordre social archaïque et barbare : celui dans lequel la femme est une créature inférieure et asservie, l’adultère est lapidée, le concupiscent a l’œil crevé, le voleur est amputé d’une main ; tout fidèle est transformé, par l’obligation du djihâd, en un terroriste en puissance, etc. Aujourd’hui, personne n’ignore chez nous le mot fatwâ, mais la plupart d’entre nous ne savent pas qu’il s’applique à une consultation délivrée par un jurisconsulte sur les questions de droit les plus variées et sont persuadés qu’il signifie simplement condamnation à mort.
A l’ancien antagonisme avec le monde communiste dans lequel on ne voit plus rétrospectivement qu’un frère un peu dénaturé, se serait substitué, pour l’Ouest, en ce début du troisième millénaire, un défi ô combien plus radical. Celui de l’intégrisme (qu’on associe principalement à l’Islam, en admettant que par contamination les autres religions en donnent également des signes), qui vomit nos valeurs, mais ne crache pas sur nos techniques les plus sophistiquées, de la télématique au nucléaire. En somme, sous l’impact de faits bien réels émanant d’Etats et de groupes musulmans qui s’identifient à leur foi et prétendent l’incarner (qui en font en tout cas un outil des plus efficaces), prévaut actuellement, chez nous, une image de l’Islam plus simpliste, plus caricaturale. Cependant, la « langue de bois » alla de pair, dès le Moyen Age, avec cette « fascination de l’Islam » dont a parlé Maxime Rodinson, qui parvient toujours à passer au travers de la diatribe de rigueur. Il n’est pas jusqu’aux phases de conflit ouvert comme les croisades ou, plus près de nous, les conquêtes coloniales qui n’aient fourni des occasions de contacts, d’investigations et de découverte de l’autre, de ses croyances et rites, de ses institutions et de ses mœurs, de ses sciences et de ses techniques – aussi biaisées sans doute que ces perceptions n’aient pas manqué d’être. Pour ne pas parler de l’inépuisable littérature du « voyage en Orient » des XVIe-XIXe siècles, diverse, contrastée, aux niveaux de lecture et aux intentions multiples, mais qui en fait finalement les notions trop simplistes. Aujourd’hui, on a parfois l’impression que tout s’est volatilisé de cet ancien acquis sur l’Islam et sur les musulmans. C’est au simplisme qu’on aspire désormais : chacun y va de son jugement catégorique et refuse d’en entendre plus.
En dénonçant l’état d’esprit qui progresse ainsi, je ne prétends pas détenir la réponse à des questions que tous n’expriment pas à haute voix, mais que beaucoup ont en tête, en toute bonne foi : l’Islam serait-il par essence une religion de violence et d’oppression (ce qu’on expliquerait, par exemple, par les conditions historiques de sa naissance et de sa première expansion) ? Est-il compatible avec la démocratie et le respect des droits de l’Homme et, singulièrement, de ceux de la femme ? Avec la liberté de pensée ? Avec le progrès ? Ces questions sont trop complexes et trop graves pour que je prétende apporter séance tenante la solution définitive. D’autres s’y sont attelés avec le sérieux nécessaire.
Quelques rappels ne sont jamais superflus : il y a eu jadis un courant dans l’Islam qui considérait que le combat contre soi-même, le « djihâd du cœur », était le « grand djihâd » par opposition à la lutte armée, qui n’est que le « petit djihâd ». Par ailleurs, l’idée que toute conquête musulmane s’accompagne immanquablement d’une entreprise de conversion forcée des populations reste largement répandue dans le public. Elle méconnaît pourtant le principe de la dhimma, le « pacte » par lequel le souverain musulman assure sa protection à ses sujets non musulmans, adeptes des religions du « Livre » (la Bible, la Torah), soit les chrétiens et les juifs, et leur reconnaît sans doute l’égalité avec les « vrais croyants », mais du moins le droit de pratiquer leur religion. C’est ce principe qui explique, par exemple, que les juifs expulsés d’Espagne et du Portugal à la fin de XVe siècle aient trouvé refuge en terre d’Islam (au Maghreb et dans l’Empire ottoman). Il fut respecté non par la totalité, mais par la majorité des régimes musulmans de l’histoire. Seuls y ont manqué les plus puritains d’hier et les plus nationalistes d’aujourd’hui. Mais, mon propos n’est pas de me demander ici s’il peut y avoir un Islam « modéré » à côté de l’Islam « intégriste », s’il existe plusieurs « islams politiques », mais de rappeler que, de toute façon, l’Islam ne se réduit pas à un système et une idéologie politiques : il fut de tout temps et il reste une religion, une forme de relation entre l’homme et la puissance divine, une des grandes religions de l’humanité.
Attirer l’attention de lecteurs non musulmans sur les aspects proprement religieux de l’Islam, c’est d’abord évoquer les images d’un album paré de pittoresque et, bien sûr, d’exotisme : on y voit des mosquées (superbes et fastueuses à Istanbul, au Caire ou à Fès, mais il en est de plus banales et même de tout à fait modestes), un minaret en haut duquel monte le muezzin pour appeler les croyants à la prière (quand ces appels n’étaient pas encore enregistrés, l’usage préconisait le recours à des muezzins aveugles, incapable de plonger des regards indiscrets dans les cours intérieures) ; à la fontaine, le fidèle procède à de minutieuses ablutions, puis le voici tour à tour debout, incliné, prosterné, la face contre son tapis : c’est la prière qu’il accomplit cinq fois par jour dans la direction de La Mecque.
Le Ramadan est là (dans la canicule ou dans le froid, selon les années, puisque c’est un mois lunaire et selon la localité) et, durant tout ce mois, les longues journées englobées de générosité, de piétés intenses et privées de nourriture et de boisson, alterneront avec la détente des nuits animées jusqu’à l’apparition de la lune de chawwal et aux festivités de la fin de jeûne. Encore deux mois et l’on entrera dans le mois de dhû’l-hidja (23 août au 20 septembre) ; les pèlerins arrivés à La Mecque, venus de tous les coins du monde musulman —— le train et l’avion se substituant aujourd’hui aux immenses caravanes d’antan ——-, satisfaisant à une obligation qui s’impose à tout croyant qui en a les moyens, au moins une fois dans sa vie, accompliront les rites du pèlerinage, le hadj, entourant d’une marée humaine le cube noir de la Ka’ba, la « maison de Dieu ».
A travers ces images et quelques autres qui figurent également dans l’album, se profile un Dieu lointain ——- « Dieu se passe des mondes », énonce le Coran (3 : 97) ——, se dessine une religion imposante certes et même grandiose, mais qui peut laisser une impression de formalisme et de froideur. Comment en irait-il autrement d’un culte dont les « cadres » (les termes de prêtre et de clergé seraient évidement inadéquats) sont des « oulémas », c’est-à-dire des savants rompus aux débats scolastiques du droit et de la théologie ?
Il n’y aurait rien à ajouter, en effet, si derrière la façade officielle n’avait fructifié, presque depuis les origines, un « autre islam », établissant d’autres relations entre l’homme et le divin, plus concrètes et affectives, un islam moins apparent, toujours enveloppé d’un certain mystère. Un mot le résume : soufisme ; il est synonyme de recherche personnelle de perfectionnement intérieur et de renoncement, d’amour de Dieu, de mysticisme.
Le soleil