Comment Bolloré et son empire médiatique ont porté l’extrême droite aux portes du pouvoir

Le milliardaire français Vincent Bolloré a mis son vaste empire médiatique au service de l’extrême droite. Tirant les ficelles en coulisses, l’homme d’affaires a orchestré une alliance entre la droite et l’extrême droite avant les législatives anticipée, œuvrant ainsi au succès du Rassemblement National.

 
 
Au lendemain de la dissolution de l’Assemblée nationale par Emmanuel Macron, le chef des Républicains (LR) Éric Ciotti a rendu visite à Vincent Bolloré, lundi 10 juin. Tandis qu’il préparait son alliance-surprise avec Marine Le Pen pour les législatives anticipées, brisant des décennies de tradition gaulliste, Éric Ciotti n’a consulté aucun des ténors du parti. Pas même Nicolas Sarkozy, le dernier président de sa famille politique. 
 
Le but de cette visite, révélée par Le Monde, était « d’orchestrer le ralliement de Ciotti au Rassemblement national (RN) », et d’anticiper le retour de bâton qu’il ne manquerait pas de provoquer. Car le milliardaire breton Vincent Bolloré a bâti un empire médiatique tentaculaire, précisément pour obtenir une telle alliance. 
 
Le chef des Républicains s’est effectivement attiré les foudres des cadres de son parti à l’annonce publique de cette alliance. Mais les relais médiatiques de Vincent Bolloré étaient prêts et n’ont pas tardé à prendre sa défense.
 
« Eric Ciotti a écouté ses militants, ça arrive parfois pour un chef politique », a estimé Pascal Praud, l’un des présentateurs vedettes de CNews, la chaîne phare du magnat. Il a ainsi raillé les « chefs à plumes » de LR qui condamnent toute alliance avec le RN : « Une droite déconnectée du terrain, sans idée et sans avenir, qui décidément ne comprend rien à rien, et surtout pas ses électeurs. »
 
Sur Europe 1, la radio de Vincent Bolloré, le directeur du Figaro, Alexis Brézet, a quant à lui dénoncé « le déchainement invraisemblable des anti-Ciotti », se moquant du récent bilan électoral des « vieux barons » de la droite. Soit Les Républicains s’allient au Rassemblement national, a-t-il résumé, soit ils sont condamnés à disparaître.
 
Avant les législatives du 30 juin, Europe 1 a aussi reçu l’ordre de médiatiser un autre des présentateurs vedette de Bolloré, Cyril Hanouna. La star de C8 a activement promu une alliance élargie des partis de droite dans sa très populaire émission « Touche pas à mon poste ».
 
Le 13 juin, recevant dans son studio Éric Ciotti accompagné de représentants du RN et du groupe d’extrême droite rival Reconquête, Cyril Hanouna a appelé au téléphone Jordan Bardella, la nouvelle tête d’affiche du RN. Puis il a passé le combiné à son invitée de Reconquête, Sarah Knafo, en lui demandant de plaider pour une alliance auprès de Jordan Bardella. En vain.
 
L’alliance RN-LR, une victoire personnelle 
Nouvellement élue députée européenne, Sarah Knafo est la compagne du fondateur de Reconquête, Éric Zemmour, lui-même ancien chroniqueur de CNews. Sa candidature à la présidentielle de 2022 avait bénéficié d’un large soutien dans les médias de Bolloré.
 
Malgré l’échec de sa tentative présidentielle, l’exposition médiatique d’Éric Zemmour a permis aux sujets de prédilection de l’extrême droite – immigration, criminalité, menace perçue de l’Islam – de dominer la conversation politique. Son discours a, en outre, contribué à brouiller la frontière entre la droite « traditionnelle » et l’extrême droite. De quoi offrir un terrain fertile à « l’union des droites », projet cher à Vincent Bolloré.
 
Unifier la droite française et la porter au pouvoir a toujours été son objectif principal, selon Alexis Lévrier, historien des médias à l’Université de Reims Champagne-Ardenne. Un tel dessein implique de faire tomber les barrières qui ont longtemps séparé la droite classique de l’extrême droite en trouvant « des hommes liges, comme Éric Ciotti », capables d’établir des passerelles, poursuit-il.
 
Quoique contestée par quasiment tous les poids lourds des Républicains, l’alliance Ciotti-Le Pen pourrait bien porter ses fruits, puisque le Rassemblement National, soutenu par Eric Ciotti et une poignée de ses partisans, est arrivé en tête du premier tour des législatives. Il pourrait même éventuellement décrocher la majorité absolue des sièges à l’Assemblée nationale.
 
Ce scénario-là conduirait à la formation du premier gouvernement d’extrême droite en France depuis le régime de Vichy et la consécration du parti d’extrême droite, cofondé par le père de Marine Le Pen, Jean-Marie – condamné pour apologie de crime de guerre, puis pour antisémitisme – ainsi que par d’anciens Waffen-SS.
 
« On sait pourtant que Vincent Bolloré a une méfiance à l’égard de Marine Le Pen, ce qui explique qu’il n’ait pas fait sa campagne en 2022, en raison du nom Le Pen et du programme à l’époque, qui était trop social à ses yeux », note Alexis Lévrier. 
 
Mais avec Jordan Bardella, désigné comme Premier ministre potentiel par Marine Le Pen, le Rassemblement national a trouvé un candidat que Vincent Bolloré peut soutenir, analyse l’historien. De fait, la victoire de ce RN serait « sa victoire, ce pour quoi il a fondé son empire médiatique », explique Alexis Lévrier.
 
Le « Bernard-l’hermite » des médias
Catholique, profondément conservateur, Vincent Bolloré s’est imposé comme le « prédateur financier » le plus prospère de France : l’empire qu’il a bâti dans les secteurs du transport, des médias et de la publicité s’étend de l’Europe et l’Afrique.
 
Au cours de la dernière décennie, il a progressivement étendu ses actifs médiatiques en France pour y inclure des chaînes de télévision, des stations de radio, des magazines de premier plan, le premier éditeur du pays (Hachette), ou encore l’omniprésente enseigne de vente de journaux Relay. Autre acquisition récente : le Journal du Dimanche, ou JDD, dont une grande partie des journalistes a quitté la rédaction à la suite de ce changement de propriétaire.
 
Souvent douloureux, ces rachats suivent une stratégie bien rodée, explique Alexandra Colineau, enseignante à Sciences-Po et membre de l’association de défense des médias « Un Bout des Médias ».
 
« On l’a vu avec iTélé, avec le JDD, avec Europe 1 : la stratégie consiste à acheter des médias et de les vider de ce qu’ils sont historiquement pour s’installer dedans, comme un bernard-l’hermite se met dans une coquille vide » , explique-t-elle. La crédibilité précédemment acquise par « la coquille » est ensuite exploitée pour promouvoir un agenda radicalement différent.
 
Avec l’acquisition de la chaîne d’information iTélé, propriété du groupe Canal+, le magnat breton a provoqué en 2016 une grève record de 31 jours. Il a ensuite licencié l’essentiel du personnel et transformé la chaîne en une plateforme conservatrice surnommée la « Fox News française », en référence à la chaîne pro-Trump américaine.
 
Chaîne d’information la plus suivie de France pour le deuxième mois d’affilé, Cnews est plus justement décrite par ses détracteurs comme une « chaîne d’opinion ».
 
La prise de contrôle du JDD, à l’été 2023, avait déclenché une grève encore plus longue, après que Bolloré a annoncé choisir pour directeur de la rédaction Geoffroy Lejeune.
 
Ce dernier était auparavant à la tête de l’hebdomadaire ultraconservateur Valeurs Actuelles, condamné pour incitation à la haine raciale après la publication de caricatures représentant la députée Danièle Obono (LFI) sous les traits d’une esclave enchaînée.
 
Le « Murdoch français »
L’expansion agressive du milliardaire dans les médias a suscité la comparaison avec un autre magnat des médias, Rupert Murdoch. Ses nombreux organes de presse en Australie, au Royaume-Uni et aux États-Unis ont bouleversé les paysages médiatique et politique de ces pays.
 
Dans un cas comme dans l’autre, Alexis Lévrier perçoit une intention claire de pousser le débat dans une direction ultraconservatrice, en tirant les ficelles en coulisses, loin des projecteurs. 
 
« C’est évidemment Murdoch son modèle », poursuit l’historien, qui pointe du doigt des empires tout aussi étendus, diversifiés, et avec la même volonté de ne jamais se présenter à une élection, mais de les gagner toutes.
 
Lors du conflit au JDD l’année dernière, l’historien David Colon, auteur d’un livre sur l’empire médiatique de Murdoch, a lui aussi souligné des parallèles entre les deux hommes d’affaires, mettant en lumière l’impact des synergies entre la télévision, la radio et la presse écrite.
 
« Lorsqu’il s’agit de concentration des médias, le facteur clé n’est pas le nombre de titres que vous possédez ou la taille de leur lectorat, mais plutôt la diversité des supports », a-t-il expliqué. « C’est cette propriété croisée qui permet de fixer l’agenda et d’influencer rapidement le débat public. »
 
Dans le cas de Vincent Bolloré, l’ampleur de ses actifs et leur orientation idéologique ont créé une situation sans précédent en France, ajoute Alexis Lévrier. « Jamais autant d’influence n’a été concentrée dans les mains d’un seul homme », ajoute-t-il. « Et jamais une telle influence n’a été utilisée pour promouvoir un programme aussi extrême. »
 
Cette concentration est rendue possible, selon Alexandra Colineau, par un cadre juridique laxiste qui permet à des milliardaires comme Bolloré de concentrer les ressources des médias et de leur dicter leur volonté. Son association « Un bout des médias » a formulé une série de propositions pour garantir que les journalistes aient leur mot à dire dans la nomination des rédacteurs en chef, mais elle déplore l’absence de soutien politique.
 
De nombreux spécialistes déplorent également l’absence de mesures coercitives à l’encontre des médias de Vincent Bolloré – CNews notamment – en réponse à leur refus répété de respecter les règles de diffusion publique.
 
La « Fox News française » s’est érigée comme la championne du franc-parler, face à des médias traditionnels supposément étouffés par le politiquement correct. Ses promoteurs prétendent ainsi servir au public français ce à quoi il aspire. Mais pour ses détracteurs, la chaîne a violé à plusieurs reprises l’accord de licence qui s’applique aux chaînes d’information en clair du pays, qui exige une couverture médiatique équilibrée.
 
« CNews ne propose que très peu d’informations réelles et pratiquement pas d’enquêtes, qui sont plus coûteuses à produire », observe Alexandra Colineau. « C’est avant tout une chaîne d’opinion, très marquée à droite. »
 
« Radicalité sans précédent »
Depuis 2022, Vincent Bolloré s’est présenté à deux reprises devant des commissions parlementaires enquêtant sur la concentration du paysage médiatique français. À chaque fois, d’un ton faussement naïf, il a minimisé ses actifs et nié toute intention politique.
 
« Je n’ai pas le pouvoir de nommer qui que ce soit à l’intérieur des chaînes », a-t-il déclaré à une commission du Sénat lorsqu’on l’a interrogé sur son rôle dans les nombreux départs qui ont secoué le groupe Canal+ après son acquisition en 2015, ajoutant : »Certains journalistes sont partis, d’autres sont revenus. C’est comme la marée, chez moi en Bretagne. »
 
À elles deux, CNews et sa chaîne sœur C8, qui diffuse le talk-show de Cyril Hanouna, ont reçu pas moins de 44 avertissements de la part de l’Arcom, l’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique.
 
À ce jour, elles sont les seules chaînes françaises sanctionnées. Parmi les accusations figure celle d’incitation à la haine raciale, justifiée par les propos d’Eric Zemmour qui avait qualifié les enfants migrants de « voleurs, assassins et violeurs ». 
 
Plus tôt cette année, le Conseil d’État a donné à l’Arcom un délai de six mois pour proposer des mesures plus coercitives afin de garantir que les chaînes comme CNews respectent les règles.
 
« Il y a des signes indiquant que les politiciens et les autorités se réveillent enfin face à la menace posée par les médias de Bolloré », souligne Alexis Lévrier, rappelant que la licence de diffusion de CNews doit être renouvelée plus tard dans l’année.
 
« Je pense que Vincent Bolloré est conscient qu’un certain nombre de garde-fous pourraient être renforcés dans les mois à venir », ajoute-t-il. « Entre-temps, ses médias ont intensifié leur rhétorique de droite. Ils n’essaient même plus de prétendre que leur couverture est équilibrée. »
 
Au cours de cette frénétique campagne des législatives, les chroniqueurs du clan Bolloré ont intensifié leurs attaques contre le Nouveau Front populaire. Certains ont qualifié la gauche d' »anti-France » et de « parti des étrangers », reprenant ainsi la rhétorique utilisée par la droite nationaliste antisémite qui a collaboré avec les nazis pendant la Seconde Guerre mondiale.
 
Quelques jours après son lancement, la nouvelle émission de Cyril Hanouna sur Europe 1 a déjà été mise en demeure par l’Arcom pour sa couverture manifestement biaisée de la campagne et ses critiques « virulentes » à l’égard de la gauche.
 
Guillaume Bigot et Pierre Gentillet, deux éditorialistes de Vincent Bolloré connus pour leurs positions pro-Kremlin, sont allés plus loin en se présentant aux élections législatives sous une bannière commune RN-LR.
 
« Même selon les critères des chaînes de Bolloré, la radicalité est sans précédent », déclare Alexis Lévrier. « Le camp de Vincent Bolloré est engagé dans une course effrénée contre les contrôles démocratiques sur les médias », ajoute l’historien. « S’il remporte cette course, nous pouvons dire adieu à ces garde-fous. »
 
 
 
 

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