La renommée de Boffa Bayotte se limite à son patronyme. Pas d’eau potable, pas d’électricité, pas de collège, pas d’école primaire de proximité, pas de structures sanitaires encore moins un commerce fécond. Rien qui puisse ressembler à une « commodité ». Le village, hélas, est tristement célèbre. Stigmatisé jusqu’au-delà des frontières par une tuerie qui s’est passée dans la forêt des Bayottes. D’ailleurs, la zone est toujours sensible, la nuance est de taille : la tuerie s’est déroulée dans la forêt à plusieurs kilomètres et non dans le village. Cette brousse polarise plusieurs amonts et pourtant on ne parle que de Boffa.
Sur le bord de la route, il est fréquent de voir des clandestins sortir avec des troncs d’arbres, explique un habitant des lieux. C’est ce village au milieu de nulle part qui reçoit la visite de terrain de la délégation du programme Minority Rights Group (MRG) qui s’intéresse aux liens entre les problèmes des minorités ou autochtones et les conflits au Ghana, au Sénégal et en Sierra Leone pilotée par Fahamu au Sénégal.
Un coup d’œil dans le rétroviseur de ces tristes événements qui ont exposé Boffa Bayotte à la face du monde, 14 bûcherons ont été froidement exécutés dans les bois. On raconte même que les corps ont été brûlés. Les faits remontent au 6 janvier 2018, et se sont déroulés dans cette forêt classée de Casamance, au sud du pays. On parle de la présence dans la zone d’un cantonnement du Mouvement des forces démocratiques de la Casamance (MFDC). Cette raison explique le soupçon qu’ils pourraient être les auteurs de ces tueries qui ont coûté la vie à 14 bûcherons à la recherche de bois mort.
Plusieurs personnes ont été interpellées par la justice et pas un seul habitant de Boffa Bayotte. Un procès a eu lieu au sortir duquel le tribunal de grande instance de Ziguinchor a condamné le lundi 13 juin 2022 trois personnes à la réclusion criminelle à perpétuité. Il s’agit du chef rebelle César Atoute Badiate, le journaliste René Bassène et Oumar Ampoï Bodian, présenté comme un membre du mouvement indépendantiste MFDC. César Atoute Badiate, était jugé par contumace et reste sous le coup d’un mandat d’arrêt, les autres condamnés restent donc en détention.
Les trois hommes sont tombés sous le coup de 14 chefs d’inculpation, dont association de malfaiteurs, participation à un mouvement insurrectionnel et complicité d’assassinat. Deux autres accusés dans ce dossier écopent d’une peine de six mois de prison avec sursis pour détention d’armes sans autorisation. Les dix autres ont été acquittés. Durant le procès, le procureur avait requis la perpétuité pour onze des prévenus. Pour justifier sa décision, le parquet a estimé que l’assassinat des coupeurs de bois à Boffa Bayotte était un acte planifié, mûri et réfléchi.
Les populations dispersées par le conflit en 1992, assommées par la tuerie de 2018
Boffa Bayotte a vécu du temps. D’ailleurs, pour expliquer que le village a été fondé depuis plusieurs décennies, le chef de village Édouard Dasylva ironise : « Regardez les arbres que le fondateur Forest Dasylva et ses voisins avaient plantés. La localité est habitée depuis les années 1800. Les Manjaks y sont majoritaires. Ils sont originaires de la Guinée-Bissau. En effet, un des quartiers est frontalier à ce pays. Les habitants ont cohabité avec les Bayottes. En 1992 la crise casamançaise, avec le mouvement indépendantiste, a dispersé les habitants. Ils sont allés se réfugier en Guinée-Bissau, en Gambie, à Ziguinchor entre autres localités à la recherche de paix et de sécurité. En tant que réfugiés, ils ont été stigmatisés par les pays hôtes. En Guinée-Bissau ils étaient victimes d’injustice et avaient préféré revenir à Boffa Bayotte. En 2008, les retours s’enregistrent à compte-goutte au quartier Boffa Centre. « L’ancien chef de village a demandé aux autres quartiers de se regrouper au centre en attendant une accalmie totale. Aujourd’hui, les six quartiers sont habités. Il en reste deux encore non occupés du fait de la proximité avec la forêt. Avec nos maigres moyens, nous ferons de sorte que chacun soit chez lui pour que le territoire de Boffa soit occupé intégralement ».
Les souvenirs douloureux de la matinée de la tuerie
Sur les 14 personnes tuées, tous étaient identifiables sur le champ, à l’exception d’une victime dont l’identification a été faite à l’hôpital plus tard. Tous n’habitaient pas Boffa Bayotte. Un seul d’entre eux est originaire du village. Il est né à Ziguinchor quand ses parents ont fui le conflit. Il vivait encore dans la ville.
« Ce jour-là, il était venu d’aller chercher du bois pour le commerce », raconte le chef du village. Albert Dasylva se souvient encore de ce sinistre matin où le préfet l’a appelé lui faisant part d’un événement douloureux qui se serait déroulé dans la forêt. Il s’est donc déplacé avec deux notables pour tomber devant le drame. « J’avais perdu tous mes moyens. Je suis un homme calme, mais ce jour-là, il m’était difficile d’exprimer peine ». Le chef raconte que les militaires et autres membres de l’administration n’avaient d’autres moyens que de compter sur les villageois qui ont sorti les corps de la brousse pour les disposer sur la route principale et permettre ainsi aux véhicules de les acheminer à l’hôpital.
Estampillé « Village tueur »
Dans le royaume des Bayottes, une forêt du même nom « occupée par les indépendantistes » polarise au moins quatre villages. Et pourtant seul le nom du village de Boffa est ressorti. On en parle partout dans le monde aujourd’hui apposant à jamais avec une encre indélébile ce tampon estampillé « Village tueur » pour reprendre le chef du village qui raconte tristement le drame que son peuple continue de vivre. « Jusqu’à présent, il nous est difficile de sortir nos pièces d’identité dans les services. Il suffit que l’on constate que tu es de Boffa Bayotte pour te fusiller du regard, et c’est le moindre mal ». Même si la justice a disculpé tout un village, Boffa porte encore les stigmates de cette tuerie qui a terni son nom et isolé la localité du reste des territoires.
Les populations sont revenues récemment. Les individus interdisaient l’accès à la population parce qu’ils exploitaient le bois pour se faire de l’argent. Alors que c’est une forêt classée. Les populations ont l’habitude de reboiser et d’exploiter suivant le cycle des arbres. Une population nordiste qui s’est installée et n’est pas impliquée dans ce recyclage de la forêt.
Les événements de 2018 ont fait fuir de nouveau les populations Aujourd’hui, les populations sont revenues depuis 2020. Beaucoup d’entre eux sont encore en Guinée-Bissau, la frontière étant à moins de cinq kilomètres.
Dépourvu de tout
Même si les poteaux et fils électriques sont présents dans la localité, l’électrification n’est pas encore effective. À quelques pâtés, une personne dispose d’un panneau solaire et monnaie le chargement même d’un téléphone portable à 50 CFA. Les poteaux devant permettre aux populations d’avoir la haute tension sont déjà installés. Les installations au niveau de chaque domicile ne sont pas encore faites. Même pour cela, les villageois manquent de moyens, leurs principales activités se meurent entre la peur et l’insécurité. La lumière qui perce la nuit dans cette localité en pleine brousse, entre les hauts et touffus arbres, pour ceux qui connaissent cette zone sud du pays, vient des lampes alimentées par des panneaux solaires de fortune. Ce qui ne leur permet que d’allumer une ou deux lampes la nuit pour s’éclairer ; même pas de prises pour charger leurs téléphones qui les relient au reste du monde. « Il faut le faire à quelque deux kilomètres et payer 50 F le chargement ». Ces installations sont parvenues au village comme l’explique Édouard Dasylva, à la suite d’un mouvement d’humeur pendant lequel les jeunes avaient tout bonnement barré la route nationale n°4. Deux d’entre eux ont été emprisonnés.
Côté santé, le village dépend de Toubacouta, situé un peu plus loin. Le moyen de locomotion pour y acheminer les malades et les femmes enceintes reste la moto sur une route quasi impraticable. Il faut aller jusqu’à la RN4 et emprunter une route accidentée par le relief. « Il suffit de désenclaver une route pour aller vers Toubacouta en quelques minutes. Nous voulons aussi une ambulance », explique Julie, une femme de la localité. Elles vont chercher de l’eau jusqu’au village de Bouhouyoum qui dispose d’un mini-forage. Souvent, les jeunes assistent ces dames en transportant les bidons sur leurs vélos ou motos. L’eau du puits du village n’est pas potable et donc pas destinée à la consommation. Et l’école compte 12 classes.
La commune de Niassya polarise au moins 25 villages. Avec l’acte trois de la décentralisation, ces localités sont en train de voir comment la commune peut pousser le gouvernement à réaménager le classement de cette forêt de 900 ha. Les revenus doivent profiter aux populations riveraines. Si rien ne change, cette forêt n’aura contribué qu’à rendre tristement célèbre un village, stigmatisé jusqu’au-delà des frontières par une tuerie à laquelle aucun membre de la localité n’est impliqué.